4.11.10

Conte Exquis




REGLES DU JEU
: Pareil que pour le cadavre exquis mais cette fois Les interventions de Pepette de Port-au-Prince sont en rose, celles de Choupette de Bruxelles en noir, donc.

Il y avait deux sœurs, dans le village de Las Ocas, mais en fait on ne savait vraiment si elles étaient sœurs, et personne d’ailleurs ne pouvaient dire avec exactitude d’où elles venaient ni depuis combien de temps elles étaient là, c’est pourquoi on ne les nommait jamais autrement que “las senoritas brujitas de las Ocas”, et jusque dans les provinces les plus éloignées, tous en avaient déjà entendu parler. Il faut dire qu’elles étaient toujours en désaccord, il n’existait pas un seul point sur lequel elles tombaient d’accord, si ce n’est le jeu. Elles passaient leur temps à jouer, et inventaient toutes sortes d’obscénités. Leur préférée : le monde imaginaire. Les règles étaient rarement appliquées ce qui provoquaient des disputes terribles qui se finissaient toujours à La Taberna, repère de brigands mais aussi de tous les sorciers, magiciens et devins du coin. Les habitants du village craignaient ces deux êtres épris de liberté. A tel point qu’un jour le conseil des sages du village se réunit. A l’ombre du grand chêne, le plus ancien d’entre eux pris la parole :

- Il faut séparer ces deux furies ! Mais elles vont se tuer ! s’étranglait de peur le boulanger, il courut vers les deux sœurs rameutant avec lui tous les passants.

C’est une grande foule compacte que l’on pouvait voir au loin, bruyante de joie, menaçante d’envie, épatante de couleurs. On ne pouvait distinguer ce qu’il se passait, on ne voyait qu’un amas de bras, de jambes, divers organes, et on entendait des grognements, des protestations, une grande clameur qui finalement se détacha du tas humain pour prendre son envol. Loin au-dessus de ce brouhaha se dégageait un ciel clair avec des nuages doux et moelleux. Les deux jeunes filles regardaient le paysage s’échapper ; les petits maisons d’abord, la place, le grand cocotier, et même le boulanger finirent par s’envoler.

- Oô regarde au loin -bas, cette foule qui chante et qui danse, partons à leur rencontre.

- Ho oui partons les rejoindre dit l’une des deux sœurs qui, à peine avait-elle finit sa phrase, était déjà bien haut dans le ciel.

- Attends moi ici, nous partirons à la nuit tombée, il ne faut pas que les autres nous voient

- D'accord mais si tu ne reviens pas… resterons nous coincées à jamais dans ces cieux embrumés ? répondit-elle tandis que des ailes, de grandes ailes duveteuses et multicolores, commençaient à pousser sur ses épaules !

- Oh merde regarde les CRS fondent sur la foule, séparons nous et à ce soir.

L'après midi se déroula dans un bordel pas possible, après maintes péripéties les deux jolis cœurs finirent par se retrouver sur le sommet enneige du Tomba-tonkiou en petits dessous, frigorifiées, devant la grande sorcière. Impressionnante et effrayante, elle semblait se transformer à chaque instant, elle prenait la forme de toutes sortes d’animaux fantastiques. A la nuit tombée, il était temps de se rhabiller. La sorcière outrée se mit à baver et à prononcer toutes sortes d’insanités. Les deux fillettes étonnées se mirent soudainement à croasser, il commença à pleuvoir violemment, le tonnerre rugit et tout en sautillant lourdement elles se délectaient de cette eau ruisselante sur leur peau à présent rugueuse et pustuleuse.

- Regarde toi petite sorcière, tu vas et viens sur ton balai, et jamais ne t’arrête, nous tu nous fais rire avec ta bave et tes gros mots, reste avec nous !

- Ordures de bave de chameaux ! on ne m'avait jamais brocardé de telle griffe de griffon, gai-luron, harpie, vache, crapaud, crapoussin, ouste, ouste, fulminait la sorcière congestionnée, qui gonflait, gonflait, gonflait.

Si bien qu’elle finit par se transformer en un arbre magique avec un tronc large et fort, et des feuilles de toutes les couleurs qui brillaient, brillaient de milles feux. Il était tellement beau et fort, que tous les habitants du village voulaient le manger, personne n’avait jamais vu un si beau sanglier. Bien gras et muscle le bucheron du village, jaloux de l’arbre, s’approcha avec sa grande hache pour l’abattre. Au moment ou il brandissait sa hache elle éclata en une gerbe de chrysanthèmes de toutes les couleurs qui se dispersèrent dans l’air et retombèrent délicatement sur la foule qui instantanément à leur contact tomba lourdement et dans un profond sommeil. Tous ils dormaient, sauf le petit lutin vert qui rentrait de sa ballade quotidienne dans la foret. Il aperçut le bucheron et dans son enthousiasme perdu la notion du temps, ses gestes étaient gauches et il tomba sur les deux sœurs endormies. Elles se réveillèrent en même temps dans leur chambre d’enfants, heureuses de retrouver le regard de l’autre. Elles se racontèrent des rêves pour se remettre de toutes ces dangereuses aventures, comme il faisait froid elles s’étaient enroulées dans des plumes d’autruches géantes ; mais elles ne se comprenaient plus et leurs langues fourchaient. Des inconnues, des questionnements, des mystères, elles espéraient pouvoir tout résoudre ensemble. Dans leur chambre d'enfants, elles se mirent a explorer, fureter, fouiller, toutes leurs cachettes d’avant. Enfin, elles trouvèrent la sérénité, plus de disputes, plus de querelles, que le jeu, le rêve l’imagination tous les jours.

Au dehors, l'hiver grondait et la nature semblait se livrer à une lutte sans merci, une étrange bataille à coup de blizzard, de grêle et de neige, les bourrasques et les tornades se mirent de la partie. L’orage se fit de plus en plus intense, des éclairs de lumières qui transperçaient le ciel, le bruit du tonnerre qui éclatait dans la pièce. Elles n'avaient plus peur car tout redevint calme et doux, il y avait une odeur de barbe-a-papa et de caramel mou. Ca sentait aussi l’herbe mouillé, il fallait sortir, courir dans les prés, se rouler dans l’herbe, il fallait crier, danser, il fallait partir à travers le monde, découvrir des paysages.

Plus rien ne pouvait leur arriver, les aventures étaient bel et bien terminées, il était temps de se marier, de faire des enfants et de conclure l’histoire. C’est ainsi, que les deux sœurs partirent à travers le monde, et racontèrent les aventures merveilleuses qu’elles vivaient ensemble dans leurs rêves.

27.10.10

Les Balayeurs

Il était près de minuit. La ville européenne, malgré ses immeubles modernes à huit étages (avec ascenseurs et eau courante), ses cafés largement éclairés, et ses prostituées lassant les trottoirs par leurs allées et venues, semblait la proie d’un ennui morne, inachevé, né du doute et de la médiocrité des plaisirs. On sentait que la ville voulait vivre, qu’elle avait tout pour cela, mais qu’une sorte de détresse intérieure, impitoyable, la tenait immobile, avec ses lumières forcées, ses femmes stupides et son aisance criminelle. Elle avait la parfaite apathie d’un monstre repu. Elle dévorait tout. Elle s’étendait avec une rage constante. De partout on la voyait venir. Elle poussait dans le désert; elle poussait dans les palmeraies et dans les îles de l’autre côté du fleuve. On ne pouvait plus l’arrêter. C’était une floraison d’immeubles de rapport et de villas somptueuses. Etrange corps de catin; elle s’étalait dans toutes les directions, toujours vénale, toujours intéressée. Et le paysage fuyait devant elle rapide et monotone. Elle le pourchassait sans répit. Maudit paysage qui s’en allait vomir sa tristesse aux confins des quartiers pauvres. Car là où la misère est trop dense, la ville arrêtait sa marche triomphante. Elle ne prenait que les beaux terrains. Tout ce qui fait la vie confortable et douce lui appartenait. L’air pur, l’eau potable, la lumière électrique, tout lui appartenait. Elle n’avait méprisé que quelques décombres. Et dans ces décombres s’étiolait la vie de tout un peuple.

La civilisation devenait spécialement terrible tout le long de la rue Fouad-Ier et de la rue Emad-El-Dine. En effet, ces deux rues principales jouissent de tout ce qu’une ville civilisée maintient et prodigue pour l’abrutissement des hommes. Il y avait là des spectacles insipides, des bars où l’alcool coûtait très cher, des cabarets aux danseuses faciles, des magasins de mode, des bijouteries et même des affiches lumineuses. Il ne manquait rien à la fête. On s’abrutissait à perte de vue.


Cependant, la ville regorgeait d’une multitude d’êtres qui n’avaient rien de commun avec ce désordre et ces lumières. Ils passaient près de toutes ces lumières comme des ombres peureuses. Ils regardaient toutes ces belles choses de la ville avec des yeux de bêtes qui ne comprennent pas. Ils transportaient avec eux leur quartier boueux et leur sale misère. Ils étaient visibles comme des plaies. On leur faisait la chasse, mais ils s’obstinaient à rester. Une raison suffisante et implacable les attirait dans cette enceinte magique: la faim. C’était une chose qu’ils comprenaient très bien. Ils étaient innombrables, autour des restaurants, de tous les endroits où l’on mange. Pour eux, manger était tout. Ils ne désiraient rien d’autre. Depuis des générations ils n’avaient pas eu d’autres désirs. C’étaient des corps ignobles et sans âme. La ville souffrait de les contenir; la civilisation souffrirait de les voir. Ils ressemblaient à des remords; des remords très anciens enracinés dans le sol. Mais, malgré tout, ils ne voulaient pas mourir. Mendier un morceau de pain à ceux qui leur avaient tout pris était encore pour eux une chance de vivre. Et on les appelait mendiants ou bien voleurs suivant leur insistance à vivre.


Pour le moment, cela se passait au haut de la rue Fouad-Ier, exactement près d’un magasin de chaussures pour dames. Une équipe de balayeurs de rues se reposaient en cet endroit, attendant l’arrivée des camarades qu’elle avait mission de relever. Ils étaient serrés les uns contre les autres non pas tant pour se réchauffer que pour se rendre le moins gênants possible et ne pas offusquer les honnêtes gens par leur présence. Ces balayeurs de rues étaient ce qu’il y a de plus misérable au monde. D’habitude ils étaient taciturnes et renfermés, mais ce soir on sentait qu’ils vivaient de façon inusitée et tragique. Une animation singulière les faisait remuer et parler avec autorité. Ils ressemblaient vraiment à des hommes ; mais on voyait que ce n’était qu’un commencement. Il y avait beaucoup d’espoir qu’ils devinssent tout à fait des hommes. Une volonté de révolte se manifestait en eux comme une puberté nouvelle. Et cette puberté les rendait pour la première fois soucieux d’une vie meilleure. Ils ne savaient pas jusqu’où cette volonté pouvait les mener. La route à parcourir était trop longue, et ils tremblaient au seuil d’une telle route, car à vivre longtemps sans bouger, ils avaient les jambes molles et les yeux aveugles de ténèbres.


[…] ils avaient des visages d’une humanité effrayante. A les voir ainsi groupés au milieu de cette rue propre et civilisée, on était tenté de crier au secours.


[…] c’était la sortie des spectacles. Que venaient donc faire ici ces invertis de balayeurs avec leurs sales revendications ? Des passants repus et bien au chaud dans leurs pardessus furent saisi de dégoût devant cette horreur. Ils perdirent leur optimisme au moins pour quelques jours.



Albert Cossery, 
Le coiffeur a tué sa femme
(Les hommes oubliés de Dieu, Le Caire, 1927)



1.10.10

Conversation de cadavres exquis


REGLES DU JEU: Alors il s'agit donc d'écrire un dialogue sur le thème de l'amour, il nous faut un contexte, ni trop large, ni trop précis, et surtout très incertain pour que nous puissions nous sentir comme des petites chattes libérées que nous sommes. Donc deux amies, discutent de l'amour, elles peuvent se poser des questions, se raconter des anecdotes, partir dans des théories, enfin faire ce qu'elles veulent comme dans la vie. Chacune des participantes aura le droit à un maximum de 6 phrases, mais elle peut n'écrire que trois mots si elle le souhaite. Nous partirons sur un échanges de 10 "couplets", celle qui commence aura la tache d'introduire le dialogue et celle qui le termine de le conclure. Pour l'introduction et la conclusion, chacune des participantes dispose si elle le souhaite de 3 phrases de plus que dans un couplet normal. Une fois que nous avons notre couplet d'écrit dans un coin, nous envoyons à l'autre par mail les 4 premiers mots du couplet qu'elle devra composer. Chacune aura 24h pour faire parvenir à l'autre les nouveaux mots, et il est formellement interdit de modifier les écritures deja réalisées. Les interventions de Pepette de Port-au-Prince en noir, celles de Choupette de Bruxelles, en rose, donc.

CADAVRE EXQUIS

Le soleil était haut, une légère brise faisait balancer les feuilles des arbres dans un mouvement régulier. ELLES, elles étaient là, assises paresseusement, face à face. Sirotant avec désinvolture leur habituel jus de tomate, elles s’épanchaient avec légèreté sur leur thème favori, l’amour.

- Et pourtant il aimait danser… , grommela mollement l’une d’entre elles. Pourquoi s’aimer ça ne serait pas juste danser… Parfois des slows, parfois des valses, des danses acrobatiques, des danses exotiques, des danses traditionnelles, des danses rituelles... Je me souviens de cet homme qui ne s’exprimait qu’à travers des onomatopées rythmiques, ces mots d’amour étaient tellement audibles…

L’autre, dans un mouvement qui parut lui demander un effort certain l’interrompit.

- Bêtise ces mots d’amour, qui aiguisent mes furieuses envies de toujours. Des idioties - insanités ! - niaiseries, mais comme il est naze mon ami bien-aimé. Salaud! Il me fais croire, avec brio, à ses histoires. Baliverne, baratin, et pourtant vois comme il m’entraine, avec ses yeux, avec ses mains. Foutaises, oh mon amour, et je le déteste plus chaque jour. Et pourtant comme ils sont doux ses mots d’amour, mon amour. Et pour chaque bouteille vidée, un mot doux susurré.

- Jusqu’à plus soif mon ami, enivrés, repus et satisfaits, on peut les voir à travers la ville. Arpentant les rues main dans la main, comme pour montrer leur attachement face aux autres, face au monde. Barrières du nous, moi je ris, barricades contre vous. Jusqu’à plus soif mon ami, je me suis déjà moi-même enivrée, exposée, déshabillée. Et nue, face aux autres, face au monde, face à lui, j’ai opté pour la barricade contre nous et la barrière face à vous.

- Toi tu fais semblant d’être invincible. Tu fais semblant et c’est risible. Et la nuit tu pleures dans ton lit, sans bruit, et tu suces ton pouce en attendant le printemps. Et tu attends, marchant, pétrifiée. Et tu apprends comment on fait. Comment on se tient, comment on se tait, comment on revient, comment on se plait. Soulagement, je ne suis pas qui je devais.

- Et j’apprends comment on joue surtout ! Petit jeux de séduction, une graine de perversion et autant d’abnégation…Un jeu sans fin, le jeu d’une vie. Mais qu’il est bon de jouer, aussi bon que ce soleil qui me réchauffe les joues.

- Ho oui tu as raison peut importe les obstacles, nous nous aimerons. Notre amour est sans nom et n’a pas de définition. Il n’a pas de patrie, pas de frontière, tu es bien plus que mon amie, ma sœur, ma paire. Nous partirons au bout du monde, et nous reviendrons. Nous mettrons le feu à nos sous-vêtements, et nous crierons à la déculottade générale et au grand frisson. L’amour est mort mais nous le ressusciterons. A grands coups de sourires, à grands coupd de pieds.

- A grand renfort de slurp, grwch, muac, ploc, vlac, krouch… Il y avait quelques bzzzzz et des fzzz, et aussi quelques chhhhht. Autant de bruits qui les rendaient à part, un langage bien à eux, je pense. Il me semble qu’il connaissait le langage des oiseaux, et elle, celui des fleurs. Ensemble ils parcouraient la nature, courraient dans l’herbe et se couchaient nus souvent dans la rosée du matin, et sais-tu comment ils se sont rencontrés ?

- Surement par hasard sur la commode. A moins que nous ne l’ayons enfermé dans le placard ? Oui maintenant que tu me le dis je crois bien me rappeler l’y avoir rangé. Tout seul dans le noir, le pauvre amour. Il est grand temps d’ouvrir ce fichu tiroir - s’il n’est pas trop tard -. A force d’attendre, il aura les jambes molles et le sang qui tourne, il se brusquera d’un rien et s’effraiera de tout. Mais nous saurons le rassurer, nous l’allaiterons, nous le cajolerons, nous lui apprendrons comme cela peut être bon.

- Et il comprendra que … - Monsieur, un autre jus de tomates ! Oui c’est ça du piment, bien rouge, et oui, comme le jus- Où en étais-je ? … Ce n’était pas moi, voila c’est ça, ce n’était pas moi, ou peut être ce n’était pas lui. Enfin bon ce n’était pas nous et voilà tout. Mais tu m’écoutes quand je te parle ?

- Non jamais, je préfère sur une île déserte m’exiler, ou bien me réfugier au creux d’une forêt. Les jours y seront gais et les amis muets.



13.8.10

Renversement de perspective

Deux frères très attachés l'un à l'autre avaient une curieuse manie. Ils indiquaient d'une pierre les événements de la jourrnée, une pierre blanche pour les moments heureux, une pierre noire pour les instants de malheur et les déplaisirs.

Or, le soir venu, lorqu'ils comparaient le contenu de leur jarre, l'un ne trouvait que pierres blanches, l'autre que pierres noires. Intrigués par une telle constance dans la façon de vivre aussi différemment le même sort, ils furent de commun accord prendre conseil auprès d'un homme renommé pour la sagesse de ses paroles.

«Vous ne vous parlez pas assez, dit le sage. Que chacun motive les raisons de son choix, qu'il en recherche les causes.» Ainsi firent-ils dès lors. Comme ils constatèrent vite, le premier restait fidèle aux pierres blanches et le second aux pierres noires, mais, dans l'une et l'autre jarre, le nombre de pierres avait diminué. Au lieu d'une trentaine, on n'en comptait plus guère que sept ou huit.

Peu de temps s'était écoulé lorsque le sage vit revenir les deux frères. Leurs traits portaient la marque d'une grande tristesse.

«Il n'y a pas si longtemps, dit l'un, ma jarre s'emplissait de cailloux couleur de nuit, le désespoir m'habitait en permanence, j'en étais réduit, je l'avoue, à vivre par inertie. Maintenant, j'y dépose rarement plus de huit pierres, mais ce que représentent ces huit signes de misère m'est à ce point intolérable que je ne puis vivre désormais dans pareil état.»

Et l'autre : «Pour moi, j'amoncelais chaque jour des pierres blanches. Aujourd'hui, j'en compte seulement sept ou huit, mais celles-là me fascinent tant qu'il ne m'arrive d'évoquer ces heureux instants sans désirer aussitôt les revivre plus intensément, et pour tout dire, éternellement. Ce désir me tourmente.»

Le sage souriait en les écoutant. «Allons, tout va bien, les choses prennent tournure. Persévérez. Encore un mot. A l'occasion, posez-vous la question : pourquoi le jeu de la jarre et des pierres nous passionne-t-il de la sorte ?»

Quand les deux frères rencontrèrent à nouveau le sage, ce fut pour déclarer : «Nous nous sommes posé la question ; pas de réponse. Alors nous l'avons posé à tout le village. Vois l'animation qui y règne. Le soir, accroupis devant leur maison, des familles entières discutent de pierres blanches et de pierres noires. Seuls les chefs et les notables se tiennent à l'écart. Noire ou blanche, une pierre est une pierre et toutes se valent, disent-ils en se moquant.»

Le vieillard ne dissimulait pas son contentement.

«L'affaire suit son cours comme prévu. Ne vous inquiétez pas. Bientôt la question ne se posera plus ; elle est devenue sans importance, et peut-être un jour douterez-vous de l'avoir posée.»

Peu après, les prévisions du vieillard furent confirmées de la manière suivante : une grande joie s'était emparée des gens du village ; à l'aube d'une nuit agitée, le soleil éclaira, fichées sur les pieux acérés d'une palissade, les têtes fraîchement coupées des notables et des chefs."


(Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations)

10.7.10

Le Bal

Cherry doudou,

Une drôle de sensation m’a envahi à la lecture de ta lettre. Un moment de trouble entre ici et là-bas, là-bas et ici. Comme une confusion d’espace temps et moi qui ne sais plus trop…

J’ai repensé à Bruxelles, ses vitrines de tenues de domestiques, son canal orné de moulins à vent. Je me suis souvenue de ma boite à bijoux aux initiales de ma grand-mère (les mêmes que moi) dans laquelle il n’y a jamais eu de bijoux mais des échantillons de tout ce que je trouvais, ce qui lui a donné une odeur telle que je ne supporte plus de l’ouvrir, à mes cols en dentelles et mes chaussures vernies, à mes faiseurs de rêves, aux mots … de trop, à notre impossibilité à nous regarder, à nous entendre, à nous aimer, aux barricades, aux rêves de lendemain, à Boris, Barbara, Jacques, et Léo…

Et puis j’ai regardé autour de moi, j’ai vu des vitrines détruites, un semblant de canal sans vent qui draine tous les détritus de la ville. J’ai vu également des restes de boites à trésors de grand mère, des fatras de chaussures vernies pour la rentrée, d’innombrables faiseurs de rêves un peu abimés, et j’ai pensé à d’autres mots, à mon impossibilité à comprendre ce monde, à entendre l’incroyable, aux barricades partout toujours, et aux rêves de lendemain comme seule issue et à ceux qui les chantent : ram, belo, barricade crew.

Ici, là-bas, là-bas, ici,

En créole on dit mwen prale lot bor (en fait en entier : lot bor dlo), traduction de je pars à l’étranger, littéralement cela donne je pars de l’autre coté de l’eau, incroyable…

Et partout on danse…le concorde, à Jacmel, boite de nuit à moitié démolie et pourtant…



Un orchestre, les invincibles, se met en place, une dizaine de personnes sur scène, saxo, trompettes, guitare, percus, clavier, chanteur, et des balances qui n’en finissent pas. Le vrai BAL, tenue correcte exigée, toutes les femmes sont belles, moulées et parées de leurs plus beaux bijoux, et les hommes à leurs bras bien orgueilleux. Le temps d’entamer quelques rhums et la musique démarre, saturation des basses, le micro du chanteur ne fonctionne plus. Les longues heures de balances n’ont pas suffi…. Cette musique me rappelle une image lointaine que j’avais des Caraïbes, avant les hôtels de luxe, les plages saturées de béton, et les excès du tourisme en tout genre. Dans ce décor, une blanche se fait vite repérer et je suis invitée à chaque danse. Pas facile de trouver ses marques dans cette danse collé-serré où il faut se laisser guider par l’autre. Le rhum aidant, je prends le rythme, je me risque même à parler quelques mots de créole.

Fin de soirée, 3ème bouteille, je suis à l’aise, le rythme dans la peau, je débite sûre de moi les mots de créole appris dans la soirée. Mon partenaire me répond dans un français impeccable « je ne parle pas le créole, je suis malien », …apriori…, histoires d’étrangers.

Je ramène tout le monde la tête en vrac, et je me souviens de nos grandes virées marseillaises, moi au volant, toi co-pilote, peu importe la route.
Lendemain, retour du bal, retour à Port au Prince… Une tempête nous prend par surprise sur la route, dans la voiture, le silence se fait, les têtes sont baissées, les regards hagards, personne ne parle mais tout le monde voit. Des milliers de gens sous tentes ou même parfois sous bâche,s dans des terrains inondables, en bas de montagnes dépourvues d’arbres capables de retenir la boue. Les gens s’agitent, se pressent, courent dans tous les sens, sans bruit, la nuit en plein jour, des éclairs de lumière, le silence d’une ville agitée…

Il pleut dans ma tête, je pense aux chats, aux bals, au canal, aux chèvres, aux brosses en poils de cochon, à crier à la tête des passants, à danser encore et encore,

L’espoir est vendeur, je regarde tout ces gens de la coopération, des ONG, des organisations internationales, je me demande si tous ont de l’espoir. Ou plutôt je me demande si c’est parce qu’ils ont de l’espoir qu’ils font ce travail. Traven dit que c’est l’espoir qui nous rend esclaves, et moi et moi et moi…qu’est ce que j’en dis ?

Lundi, message du patron, pression d’en haut, il parait qu’un certain Nicolas est venu en Haïti récemment. Ce Nicolas a serré la main d’un jeune garçon, et s’est pris d’affection pour lui. Avait-il les yeux fermés au moment de serrer la main des autres ? Notre mission si nous l’acceptons, et bien sûr nous l’acceptons (certain se poseront-ils même la question ?) est de sauver Ce petit garçon de 17 ans.

Pourtant Nicolas ne me donne pas le mode d’emploi : fermer les yeux quand je vois les autres, éviter de crier d’effroi quand je leur annonce que ce garçon bénéficie d’une aide parce qu’il a serré la main à un blanc très important, ravaler ma haine quand chacun d’entre eux me raconte son histoire chaque fois plus terrible, chaque fois plus triste, pouffer de rire quand Nicolas nous parlera de sa vision de l’aide au développement.

La pluie s’est arrêtée, et dans ma tête ça continue, je prends mon premier cours de créole… Je veux comprendre. Haïti, petit pays, beau pays, 1er pays à s’être rebellé contre l’ordre établi, 1er pays à avoir déclenché les émeutes de la faim. Et pourtant partout, l’occupation, la manipulation… la coopération.

Alors, je pense à toi, à nos inventions de jeux et à nos inventaires de je.

Mwen vini poco lot bor,

Ta cherry coco

29.6.10

FROM bruxelles-to-albi TO port-au-prince

Tu débutes une correspondance wild-cherry-girl. Je pensais pouvoir m’en sortir en postant quelques photos… Et bien qu’à cela ne tienne, voici mon récit:

(Bruxelles alias le beau rodecker)

Place sainte-Catherine et dans toute la ville il n’y a plus que des putains de vitrines: des filles de plastiques à quatre pattes, bouche entre-ouverte, nous vendent des vêtements de papier. Il n’y a plus non plus d’omnibus; et ce qui reste du canal, ils vont en faire une promenade. On s’y promène déjà pourtant. Il faut croire qu’on s’y promènera mieux.

Ca fait une éternité que je n’ai pas dessiné et mon nouveau carnet prend la poussière. Des étoiles, on n’en voit plus. La pleine lune m’empêche de dormir et le faiseur de rêves aussi. Dans le désert on inventait des contes. A Bruxelles on se raconte des histoires mais en fin de conte on ne se dit rien. Derrière les contraintes, les barricades des mots, et sous les pavés, encore et toujours des pavés.

Tu es partie dans un pays où tu risques ta vie. Je reste risque mes envies.

Ma nouvelle copine Desi chante quand elle parle et danse quand elle marche, elle vient d’un pays lointain. Elle a aussi un faiseur de rêves et on se raconte nos histoires. Et ces histoires finissent mal. En général. Alors on va voir des spectacles de danse contemporaine où les danseurs ne dansent pas. Et on rencontre des Giuseppe à tous les coins de rue, il suffit d’ouvrir les yeux, et de fermer la bouche.

(Albi alias le bouquet mystère)

Ca résonne et si j’y regarde de trop près j’ai des haut-le-cœur, alors je regarde de tout en haut.

J’ai retrouvé la boite à bijoux de ma grand-mère. C’était mon trésor des vacances d’été. Avec ce même plaisir chaque fois intact je l’ouvrais et je manipulais précautionneusement tous ces objets précieux. Ca m’occupait des après-midi entiers. Aujourd’hui, je ne sais par quel effet, le coffret se retrouve à Albi. Je l’ouvre et il y a cette odeur qui me prend à la gorge: mélange d’Antibes, de grand-mère, de gaufres et d’anti-fourmi. Surtout de grand-mère.
Puis j’ai retrouvé la jupe à pois que je portais le jour de la rentrée de 6eme. Oui, sauf que tout le monde était en jeans. J’ai aussi retrouvé des dizaines de lettres de Brad. Il dessinait de gros cœurs rouges sur les enveloppes et m’appelait burgergirl.

A Albi le ciel est bleu-acier-neige-rose-orange-explosions-de-soleil, c’est beau comme une prison qui brûle, sous de tels cieux je suis autiste.

J’y vais à reculons mais j’y vais. Je suis quand même une fille sympa. Mon frère tant aimé me traite de trainée, alors David me rappelle que je suis aimable et toi, insensée que tu es, tu me dis – quand je suis au bord de la mer tout au bout de ses rouleaux - que je suis extra-ordinaire.

(instincts de jeu et phénomènes esthétiques)

Au jardin des plantes à Toulouse, Christian met le carton perforé dans l’encoche, et tourne la manivelle. Avec son limonaire, il chante Aznavour, Ferré, Ferrat et Vian. Avec Panthère on danse la valse. La misère est-elle vraiment moins pénible au soleil? Christian il nous raconte que plus personne ne danse, plus personne ne chante, qu’avant les gens s’arrêtaient et dansaient et chantaient. Alors nous on chante avec lui, on gueule presque et on chante faux alors on arrache quelques sourires étonnés. Ils n’ont pas le temps ils sont pressés, pourtant c’est Dimanche et ils mangent des glaces italiennes. Ca deviendrait presque un métier risqué, les CRS ont fondu sur lui quand Mr Président était dans le coin et qu’il a mis le Déserteur : ils ont vu ça comme une provocation. Il nous dit que les flics et les prêtres ça lui file la nausée et que les seuls gars en noir qu’il respecte ce sont les Anar. Il a les larmes aux yeux quand il nous dit un peu de toutes ces 60 dernière années à chanter dans la rue. Il est un peu comme un arbre, il en a vu passer des choses. Alors nous en cœur on chante Ferré, il n’y en a pas 1 sur 100 et pourtant on existe.

Mwen songe empil wu, On ti bo

19.6.10

Port-au-Prince, le 18 Juin

Port au Prince, 18 juin, 18h30
Bruxelles, 19 juin, 1h30

Cherry,

Étrange pour moi ce moment ou je sais que tu dors et que pour moi la journée n’est pas fini. Souvent, le soir en Mauritanie, je regardais les étoiles et je me disais que tu jetais peut être un coup d’œil au ciel toi aussi quelque part, histoire de connexion.

Décalage horaire, décalage ordinaire…

Ma première semaine à Port au Prince prend fin, et s’accompagne de son premier moment de calme depuis mon arrivée.

Je me rends compte que l’arrivée dans une ville ressemble à une rencontre amoureuse, on se protège, on hésite, on balbutie, on veut se montrer sous son meilleur jour. Port au prince est de ces rencontres qui vous entrainent, qui vous enivrent, qui ne vous laissent pas le choix. Défilés d’images intenses, sans explication de texte. Pourtant Port au Prince, n’est pas quelqu’un qui t’accueille à bras ouvert, elle ne te fait pas confiance, elle ne te prend pas dans ses bras. Tu hésites à te laisser porter dans ses rues, chaleur accablante, moustiques énervés, immeubles effondrés, et gravats désordonnés.

Sur mon chemin, j’ai rencontré la faim également, drôle de rencontres. Il faut imaginer le décor : 1 300 tentes alignées les unes derrière les autres sur un parterre de rocaille au pied de montagnes dépouillées de tout arbre, des latrines au milieu de tout ça comme seul élément de diversion, une chaleur étouffante bien sur.... Les gens du camp n'ont plus rien à manger et se tapent dessus à se blesser grièvement. La faim est absolue, presque passionnelle, elle t’empêche de penser, elle t’empêche d’espérer. Elle prend toute la place.

Pour répondre à cette faim, je suis sensée créer de l’activité. Quelle ironie quand tu sais que moi-même je n’ai jamais trouvé un véritable sens au mot « activité ». Il me faut donc m’interroger pour donner du sens à un mot qui en manque. Peut être que c’est ici qu’intervient l’instinct de jeu…

J’ai comme l’impression que les haïtiens possèdent cet instinct de jeu. Conversations surréalistes à Cité soleil, fameuse cité interdite, similis humains errant sans laisse….

Dans ce lieu interdit, la comédie est partie prenante : trouver l’ironie et l’amusement devient une question de vie ou de mort.

Il suffit d’observer la langue également : le créole, véritable jeu avec les mots et les sonorités. On joue avec les contractions et les décontractions. A ce sujet j’ai vécu un très beau moment, de ces moments ou je pense à toi parce que je sais que tu les aurais aimés. Un collègue à moi pour me montrer la beauté de sa langue m’a lu des poèmes en créole écrit par un militant de gauche. Ironie, drôlerie, instinct de jeu, je le retrouverais pour que nous puissions le poster. Une chose m’a frappé comme à chaque coin du monde, la liberté qui compte bien plus que tous les dogmes sur le développement.

Cela m’a fait penser à cet homme à qui tu as parlé qui t’interroge sur tes lectures, quelle belle rencontre également !

Et toi ma cherry, raconte moi tes jeux, raconte moi ta vie, ta ville, ces gens que tu croises ou qui t’accompagne. Raconte-moi l’ironie et la légèreté qui parfois me manque…

Je pense à toi, tu me manques….


Ta Cherry-blossom



18.6.10

Le Fils de la Tente




"Mais, piéton ou cavalier, le “Fils de la Tente” a peu changé, car le désert a gardé autour de lui sa majestueuse grandeur. Ainsi, le Bédouin a toujours pratiqué la sobriété, la fortitude, la patience et le renoncement; sa vie très simple l’aide a rester physiquement et moralement sain: ni maladie, ni inquiétude, ni hésitation. L’aspect des terrains et du ciel lui apparait presque le même, qu’il soit au voisinage de l’Euphrate ou près du “Fleuve d’or” de Damas. Les tribus se fractionnent pour la moindre divergence d’intérêts, pour le moindre conflit d’opinion; les frères se séparent courtoisement pour aller habiter à des centaines de kilomètres les uns des autres. La liberté que donne l’existence nomade assure au Bédouin l’indépendance héréditaire, il descend d’aïeux qui furent libres comme lui; sans jactance, simplement, il regarde avec fierté l’étranger, fils de vaincus. Anarchiste de par son ambiance, il n’a point de chef – les cheiks ne sont pas autre chose que des arbitres – , il se laisse dominer, non pas par des lois, mais par la conception qu’il a de la justice: il reconnait scrupuleusement les conventions et respecte les jugements de l’opinion publique. Il sait que le sang demande le sang, et si quelqu’un des siens a été lésé, il n’aura désormais plus d’autre souci que celui de la vengeance"


(Elisée Reclus, L'Homme et la Terre)