10.7.10

Le Bal

Cherry doudou,

Une drôle de sensation m’a envahi à la lecture de ta lettre. Un moment de trouble entre ici et là-bas, là-bas et ici. Comme une confusion d’espace temps et moi qui ne sais plus trop…

J’ai repensé à Bruxelles, ses vitrines de tenues de domestiques, son canal orné de moulins à vent. Je me suis souvenue de ma boite à bijoux aux initiales de ma grand-mère (les mêmes que moi) dans laquelle il n’y a jamais eu de bijoux mais des échantillons de tout ce que je trouvais, ce qui lui a donné une odeur telle que je ne supporte plus de l’ouvrir, à mes cols en dentelles et mes chaussures vernies, à mes faiseurs de rêves, aux mots … de trop, à notre impossibilité à nous regarder, à nous entendre, à nous aimer, aux barricades, aux rêves de lendemain, à Boris, Barbara, Jacques, et Léo…

Et puis j’ai regardé autour de moi, j’ai vu des vitrines détruites, un semblant de canal sans vent qui draine tous les détritus de la ville. J’ai vu également des restes de boites à trésors de grand mère, des fatras de chaussures vernies pour la rentrée, d’innombrables faiseurs de rêves un peu abimés, et j’ai pensé à d’autres mots, à mon impossibilité à comprendre ce monde, à entendre l’incroyable, aux barricades partout toujours, et aux rêves de lendemain comme seule issue et à ceux qui les chantent : ram, belo, barricade crew.

Ici, là-bas, là-bas, ici,

En créole on dit mwen prale lot bor (en fait en entier : lot bor dlo), traduction de je pars à l’étranger, littéralement cela donne je pars de l’autre coté de l’eau, incroyable…

Et partout on danse…le concorde, à Jacmel, boite de nuit à moitié démolie et pourtant…



Un orchestre, les invincibles, se met en place, une dizaine de personnes sur scène, saxo, trompettes, guitare, percus, clavier, chanteur, et des balances qui n’en finissent pas. Le vrai BAL, tenue correcte exigée, toutes les femmes sont belles, moulées et parées de leurs plus beaux bijoux, et les hommes à leurs bras bien orgueilleux. Le temps d’entamer quelques rhums et la musique démarre, saturation des basses, le micro du chanteur ne fonctionne plus. Les longues heures de balances n’ont pas suffi…. Cette musique me rappelle une image lointaine que j’avais des Caraïbes, avant les hôtels de luxe, les plages saturées de béton, et les excès du tourisme en tout genre. Dans ce décor, une blanche se fait vite repérer et je suis invitée à chaque danse. Pas facile de trouver ses marques dans cette danse collé-serré où il faut se laisser guider par l’autre. Le rhum aidant, je prends le rythme, je me risque même à parler quelques mots de créole.

Fin de soirée, 3ème bouteille, je suis à l’aise, le rythme dans la peau, je débite sûre de moi les mots de créole appris dans la soirée. Mon partenaire me répond dans un français impeccable « je ne parle pas le créole, je suis malien », …apriori…, histoires d’étrangers.

Je ramène tout le monde la tête en vrac, et je me souviens de nos grandes virées marseillaises, moi au volant, toi co-pilote, peu importe la route.
Lendemain, retour du bal, retour à Port au Prince… Une tempête nous prend par surprise sur la route, dans la voiture, le silence se fait, les têtes sont baissées, les regards hagards, personne ne parle mais tout le monde voit. Des milliers de gens sous tentes ou même parfois sous bâche,s dans des terrains inondables, en bas de montagnes dépourvues d’arbres capables de retenir la boue. Les gens s’agitent, se pressent, courent dans tous les sens, sans bruit, la nuit en plein jour, des éclairs de lumière, le silence d’une ville agitée…

Il pleut dans ma tête, je pense aux chats, aux bals, au canal, aux chèvres, aux brosses en poils de cochon, à crier à la tête des passants, à danser encore et encore,

L’espoir est vendeur, je regarde tout ces gens de la coopération, des ONG, des organisations internationales, je me demande si tous ont de l’espoir. Ou plutôt je me demande si c’est parce qu’ils ont de l’espoir qu’ils font ce travail. Traven dit que c’est l’espoir qui nous rend esclaves, et moi et moi et moi…qu’est ce que j’en dis ?

Lundi, message du patron, pression d’en haut, il parait qu’un certain Nicolas est venu en Haïti récemment. Ce Nicolas a serré la main d’un jeune garçon, et s’est pris d’affection pour lui. Avait-il les yeux fermés au moment de serrer la main des autres ? Notre mission si nous l’acceptons, et bien sûr nous l’acceptons (certain se poseront-ils même la question ?) est de sauver Ce petit garçon de 17 ans.

Pourtant Nicolas ne me donne pas le mode d’emploi : fermer les yeux quand je vois les autres, éviter de crier d’effroi quand je leur annonce que ce garçon bénéficie d’une aide parce qu’il a serré la main à un blanc très important, ravaler ma haine quand chacun d’entre eux me raconte son histoire chaque fois plus terrible, chaque fois plus triste, pouffer de rire quand Nicolas nous parlera de sa vision de l’aide au développement.

La pluie s’est arrêtée, et dans ma tête ça continue, je prends mon premier cours de créole… Je veux comprendre. Haïti, petit pays, beau pays, 1er pays à s’être rebellé contre l’ordre établi, 1er pays à avoir déclenché les émeutes de la faim. Et pourtant partout, l’occupation, la manipulation… la coopération.

Alors, je pense à toi, à nos inventions de jeux et à nos inventaires de je.

Mwen vini poco lot bor,

Ta cherry coco