27.10.10

Les Balayeurs

Il était près de minuit. La ville européenne, malgré ses immeubles modernes à huit étages (avec ascenseurs et eau courante), ses cafés largement éclairés, et ses prostituées lassant les trottoirs par leurs allées et venues, semblait la proie d’un ennui morne, inachevé, né du doute et de la médiocrité des plaisirs. On sentait que la ville voulait vivre, qu’elle avait tout pour cela, mais qu’une sorte de détresse intérieure, impitoyable, la tenait immobile, avec ses lumières forcées, ses femmes stupides et son aisance criminelle. Elle avait la parfaite apathie d’un monstre repu. Elle dévorait tout. Elle s’étendait avec une rage constante. De partout on la voyait venir. Elle poussait dans le désert; elle poussait dans les palmeraies et dans les îles de l’autre côté du fleuve. On ne pouvait plus l’arrêter. C’était une floraison d’immeubles de rapport et de villas somptueuses. Etrange corps de catin; elle s’étalait dans toutes les directions, toujours vénale, toujours intéressée. Et le paysage fuyait devant elle rapide et monotone. Elle le pourchassait sans répit. Maudit paysage qui s’en allait vomir sa tristesse aux confins des quartiers pauvres. Car là où la misère est trop dense, la ville arrêtait sa marche triomphante. Elle ne prenait que les beaux terrains. Tout ce qui fait la vie confortable et douce lui appartenait. L’air pur, l’eau potable, la lumière électrique, tout lui appartenait. Elle n’avait méprisé que quelques décombres. Et dans ces décombres s’étiolait la vie de tout un peuple.

La civilisation devenait spécialement terrible tout le long de la rue Fouad-Ier et de la rue Emad-El-Dine. En effet, ces deux rues principales jouissent de tout ce qu’une ville civilisée maintient et prodigue pour l’abrutissement des hommes. Il y avait là des spectacles insipides, des bars où l’alcool coûtait très cher, des cabarets aux danseuses faciles, des magasins de mode, des bijouteries et même des affiches lumineuses. Il ne manquait rien à la fête. On s’abrutissait à perte de vue.


Cependant, la ville regorgeait d’une multitude d’êtres qui n’avaient rien de commun avec ce désordre et ces lumières. Ils passaient près de toutes ces lumières comme des ombres peureuses. Ils regardaient toutes ces belles choses de la ville avec des yeux de bêtes qui ne comprennent pas. Ils transportaient avec eux leur quartier boueux et leur sale misère. Ils étaient visibles comme des plaies. On leur faisait la chasse, mais ils s’obstinaient à rester. Une raison suffisante et implacable les attirait dans cette enceinte magique: la faim. C’était une chose qu’ils comprenaient très bien. Ils étaient innombrables, autour des restaurants, de tous les endroits où l’on mange. Pour eux, manger était tout. Ils ne désiraient rien d’autre. Depuis des générations ils n’avaient pas eu d’autres désirs. C’étaient des corps ignobles et sans âme. La ville souffrait de les contenir; la civilisation souffrirait de les voir. Ils ressemblaient à des remords; des remords très anciens enracinés dans le sol. Mais, malgré tout, ils ne voulaient pas mourir. Mendier un morceau de pain à ceux qui leur avaient tout pris était encore pour eux une chance de vivre. Et on les appelait mendiants ou bien voleurs suivant leur insistance à vivre.


Pour le moment, cela se passait au haut de la rue Fouad-Ier, exactement près d’un magasin de chaussures pour dames. Une équipe de balayeurs de rues se reposaient en cet endroit, attendant l’arrivée des camarades qu’elle avait mission de relever. Ils étaient serrés les uns contre les autres non pas tant pour se réchauffer que pour se rendre le moins gênants possible et ne pas offusquer les honnêtes gens par leur présence. Ces balayeurs de rues étaient ce qu’il y a de plus misérable au monde. D’habitude ils étaient taciturnes et renfermés, mais ce soir on sentait qu’ils vivaient de façon inusitée et tragique. Une animation singulière les faisait remuer et parler avec autorité. Ils ressemblaient vraiment à des hommes ; mais on voyait que ce n’était qu’un commencement. Il y avait beaucoup d’espoir qu’ils devinssent tout à fait des hommes. Une volonté de révolte se manifestait en eux comme une puberté nouvelle. Et cette puberté les rendait pour la première fois soucieux d’une vie meilleure. Ils ne savaient pas jusqu’où cette volonté pouvait les mener. La route à parcourir était trop longue, et ils tremblaient au seuil d’une telle route, car à vivre longtemps sans bouger, ils avaient les jambes molles et les yeux aveugles de ténèbres.


[…] ils avaient des visages d’une humanité effrayante. A les voir ainsi groupés au milieu de cette rue propre et civilisée, on était tenté de crier au secours.


[…] c’était la sortie des spectacles. Que venaient donc faire ici ces invertis de balayeurs avec leurs sales revendications ? Des passants repus et bien au chaud dans leurs pardessus furent saisi de dégoût devant cette horreur. Ils perdirent leur optimisme au moins pour quelques jours.



Albert Cossery, 
Le coiffeur a tué sa femme
(Les hommes oubliés de Dieu, Le Caire, 1927)



1.10.10

Conversation de cadavres exquis


REGLES DU JEU: Alors il s'agit donc d'écrire un dialogue sur le thème de l'amour, il nous faut un contexte, ni trop large, ni trop précis, et surtout très incertain pour que nous puissions nous sentir comme des petites chattes libérées que nous sommes. Donc deux amies, discutent de l'amour, elles peuvent se poser des questions, se raconter des anecdotes, partir dans des théories, enfin faire ce qu'elles veulent comme dans la vie. Chacune des participantes aura le droit à un maximum de 6 phrases, mais elle peut n'écrire que trois mots si elle le souhaite. Nous partirons sur un échanges de 10 "couplets", celle qui commence aura la tache d'introduire le dialogue et celle qui le termine de le conclure. Pour l'introduction et la conclusion, chacune des participantes dispose si elle le souhaite de 3 phrases de plus que dans un couplet normal. Une fois que nous avons notre couplet d'écrit dans un coin, nous envoyons à l'autre par mail les 4 premiers mots du couplet qu'elle devra composer. Chacune aura 24h pour faire parvenir à l'autre les nouveaux mots, et il est formellement interdit de modifier les écritures deja réalisées. Les interventions de Pepette de Port-au-Prince en noir, celles de Choupette de Bruxelles, en rose, donc.

CADAVRE EXQUIS

Le soleil était haut, une légère brise faisait balancer les feuilles des arbres dans un mouvement régulier. ELLES, elles étaient là, assises paresseusement, face à face. Sirotant avec désinvolture leur habituel jus de tomate, elles s’épanchaient avec légèreté sur leur thème favori, l’amour.

- Et pourtant il aimait danser… , grommela mollement l’une d’entre elles. Pourquoi s’aimer ça ne serait pas juste danser… Parfois des slows, parfois des valses, des danses acrobatiques, des danses exotiques, des danses traditionnelles, des danses rituelles... Je me souviens de cet homme qui ne s’exprimait qu’à travers des onomatopées rythmiques, ces mots d’amour étaient tellement audibles…

L’autre, dans un mouvement qui parut lui demander un effort certain l’interrompit.

- Bêtise ces mots d’amour, qui aiguisent mes furieuses envies de toujours. Des idioties - insanités ! - niaiseries, mais comme il est naze mon ami bien-aimé. Salaud! Il me fais croire, avec brio, à ses histoires. Baliverne, baratin, et pourtant vois comme il m’entraine, avec ses yeux, avec ses mains. Foutaises, oh mon amour, et je le déteste plus chaque jour. Et pourtant comme ils sont doux ses mots d’amour, mon amour. Et pour chaque bouteille vidée, un mot doux susurré.

- Jusqu’à plus soif mon ami, enivrés, repus et satisfaits, on peut les voir à travers la ville. Arpentant les rues main dans la main, comme pour montrer leur attachement face aux autres, face au monde. Barrières du nous, moi je ris, barricades contre vous. Jusqu’à plus soif mon ami, je me suis déjà moi-même enivrée, exposée, déshabillée. Et nue, face aux autres, face au monde, face à lui, j’ai opté pour la barricade contre nous et la barrière face à vous.

- Toi tu fais semblant d’être invincible. Tu fais semblant et c’est risible. Et la nuit tu pleures dans ton lit, sans bruit, et tu suces ton pouce en attendant le printemps. Et tu attends, marchant, pétrifiée. Et tu apprends comment on fait. Comment on se tient, comment on se tait, comment on revient, comment on se plait. Soulagement, je ne suis pas qui je devais.

- Et j’apprends comment on joue surtout ! Petit jeux de séduction, une graine de perversion et autant d’abnégation…Un jeu sans fin, le jeu d’une vie. Mais qu’il est bon de jouer, aussi bon que ce soleil qui me réchauffe les joues.

- Ho oui tu as raison peut importe les obstacles, nous nous aimerons. Notre amour est sans nom et n’a pas de définition. Il n’a pas de patrie, pas de frontière, tu es bien plus que mon amie, ma sœur, ma paire. Nous partirons au bout du monde, et nous reviendrons. Nous mettrons le feu à nos sous-vêtements, et nous crierons à la déculottade générale et au grand frisson. L’amour est mort mais nous le ressusciterons. A grands coups de sourires, à grands coupd de pieds.

- A grand renfort de slurp, grwch, muac, ploc, vlac, krouch… Il y avait quelques bzzzzz et des fzzz, et aussi quelques chhhhht. Autant de bruits qui les rendaient à part, un langage bien à eux, je pense. Il me semble qu’il connaissait le langage des oiseaux, et elle, celui des fleurs. Ensemble ils parcouraient la nature, courraient dans l’herbe et se couchaient nus souvent dans la rosée du matin, et sais-tu comment ils se sont rencontrés ?

- Surement par hasard sur la commode. A moins que nous ne l’ayons enfermé dans le placard ? Oui maintenant que tu me le dis je crois bien me rappeler l’y avoir rangé. Tout seul dans le noir, le pauvre amour. Il est grand temps d’ouvrir ce fichu tiroir - s’il n’est pas trop tard -. A force d’attendre, il aura les jambes molles et le sang qui tourne, il se brusquera d’un rien et s’effraiera de tout. Mais nous saurons le rassurer, nous l’allaiterons, nous le cajolerons, nous lui apprendrons comme cela peut être bon.

- Et il comprendra que … - Monsieur, un autre jus de tomates ! Oui c’est ça du piment, bien rouge, et oui, comme le jus- Où en étais-je ? … Ce n’était pas moi, voila c’est ça, ce n’était pas moi, ou peut être ce n’était pas lui. Enfin bon ce n’était pas nous et voilà tout. Mais tu m’écoutes quand je te parle ?

- Non jamais, je préfère sur une île déserte m’exiler, ou bien me réfugier au creux d’une forêt. Les jours y seront gais et les amis muets.