28.9.11

Démocratie

Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
Aux pays poivrés et détrempés ! —
au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche. En avant, route !

Arthur Rimbaud
(Illuminations, 1873-1875)

27.9.11

Le préjugé de l'ordre

13 mai 1915

Parmi les différents préjugés qui parsèment les thèses des néomonarchistes, il en est un particulièrement nocif, c'est le préjugé comtien de l'Ordre.
Il est bien évident que « l'ordre » n'est pas simplement pour ses défenseurs, l'ordre matériel et ostensible, celui que maintient la police. Ils entendent aussi par là l'ordre dans les esprits, la discipline profonde, qui assure le bon fonctionnement, physique aussi bien que psychique, de l'engrenage social. Ils comprennent, du reste, qu'il n'est pas d'ordre uniquement matériel, que c'est dans les esprits que commence l'ordre.
Mais cela étant, il faut encore observer que le concept d'ordre peut être pris dans les deux sens, selon qu'on juge qu'il existe essentiellement dans la constitution profonde des forces sociales ou dans la façon seule dont ces forces se manifestent.
Si l'on estime que l'ordre existe avec d'autant plus de perfection que plus parfaite est la conformité fondamentale dans les âmes, que plus profonde et réelle est la soumission à l'orientation générale de la société où l'on vit, on aboutit à cette conclusion rigoureuse : l'idéal social des défenseurs de l'ordre est une société absolument nivelée, d'où ne peuvent émerger ni homme de valeur ni aristocraties. Car ces hommes de valeur et ces aristocrates agiront, soit dans le sens de l'orientation générale de cette société, soit en sens contraire. S'ils agissent en sens contraire, ils sont, selon le concept d'ordre que nous avons examiné, fauteur d'anarchie et de dissolution. Et s'ils agissent dans le sens de l'orientation sociale, ils agissent soit en la créant, soit en la représentant. Si c'est en la créant, cela suppose que cette société est en majorité faite d'une masse inerte et morte, incapable d'ébaucher une orientation sociale – et dans ce cas, comment ont pu surgir ces hommes de valeur, et ces aristocraties, avec le pouvoir créateur qu'on leur suppose ? Comment, si la société où, par la même hypothèse, ils ne pourraient pas exister ? L'hypothèse n'est plausible que si cette « aristocratie » est constituée d'étrangers ; mais ce n'est sûrement pas un « ordre » imposé par des étrangers que les nationalistes veulent défendre. Si, par ailleurs, ces hommes de valeur et ces aristocraties ne créent pas, mais se contentent de représenter et de diriger une orientation sociale générale, nous nous trouvons devant cette absurdité : des individualités supérieures, donc fortes, qui ne pensent qu'à se soumettre et à s'effacer ; des dirigeants et des autorités ayant la mentalité typique de ceux qui sont commandés et dirigés. C'est à ce répugnant égalitarisme que nous mène le concept de l'ordre sous la première des deux formes possibles.
Mais peut-être n'est ce pas là « l'ordre » que prônent les néomonarchistes. C'est dans le second des deux sens indiqués qu'ils prennent le mot. L'ordre existera donc, non pas dans une uniformisation servile des orientations sociales, mais dans le souci qu'elles se manifestent dans l'ordre. Autrement dit, chaque parti politique doit inscrire à son programme, tacitement ou expressément, le souci de l'ordre.
Les monarchistes ont-ils bien mesuré les conséquences sociales terribles qui découleraient de cette orientation ?
Voyons où nous irions tomber. N'importe quel parti politique aurait, non seulement le souci des théories politiques qui le définissent comme tel, mais le souci de l'ordre. Il doit se soucier tout autant des unes que de l'autre. Car s'il est prêt à sacrifier l'ordre à la réalisation de ses théories politiques, il n'a pas vraiment le souci de l'ordre. Et s'il est prêt à sacrifier à l'ordre ses théories politiques, il n'est pas à proprement parler un parti politique ; si, en effet, il a de telles théories, c'est forcément qu'il les juge essentielles à sa patrie ou à l'humanité, et il ne va pas sacrifier sa patrie ou l'humanité à l'ordre qui, en tout état de cause, ne peut que passer après l'humanité et la patrie. Mais si un parti politique tient aussi vivement à certaines théories et au souci de l'ordre, il est fatalement amené, du fait qu'il a choisi ces théories et non d'autres, à croire que la véritable réalisation de l'ordre ne peut être obtenue que par la véritable réalisation de ces théories. Car il est impensable qu'un parti, qui a le souci de l'ordre, juge que ses principes partisans sont en désaccord avec celui-ci ; dans ce cas là, ou il n'existerait pas, ou ce serait un autre parti. Il s'ensuit que le souci de l'ordre donnera à un parti politique un violent désir de dominer et de s'imposer absolument, puisque sa domination, la domination des principes qu'il représente, est ressentie comme indispensable au maintien de l'ordre. D'où l'on conclut que le souci de l'ordre, dans un parti politique, porte au rouge l'ardeur de ses passions ; et que, par conséquent, dans un pays où tous les partis auraient le souci constant de l'ordre, on connaîtrait constamment le désordre et l'anarchie. C'est même la seule façon d'aboutir à l'anarchie sociale. C'est un état qui provient du souci excessif de l'ordre.
Ainsi le préjugé de l'ordre tombe en loques, le papier dont les néomonarchistes enveloppent leurs théories de contrebande étant déchiré de tous les côtés. Mais si cela peut guider le lecteur, cela ne saurait certes le satisfaire. Il voudra sûrement savoir quelle est, sur ce point, la véritable notion sociologique. Il est facile de la lui faire découvrir.
L'ordre est, dans les sociétés, ce qu'est la santé pour l'individu. Ce n'est pas une chose : c'est un état. Cela résulte du bon fonctionnement de l'organisme, mais ce n'est pas ce bon fonctionnement. L'homme normal ne pense à sa santé que quand il est malade. De même, la société normale ne pense à l'ordre que lorsqu'y survient le désordre. L'homme normal, quand il tombe malade, ne cherche pas seulement à se sentir de nouveau bien portant, mais à attaquer la maladie ; s'il parvient à l'éloigner, sa santé reviendra. Il ne lui servirait à rien de se sentir bien portant, si cette sensation ne provenait pas de l'éloignement définitif de la maladie mais seulement d'une rémission ou de quelque anesthésie. Il en va de même dans la société quand survient le désordre, la société saine cherche tout de suite non à maintenir un ordre, qui peut n'être que provisoire, ou apparent, mais à attaquer le mal qui a produit le désordre. Le souci exclusif de l'ordre est un morphinisme social.
Poursuivons jusqu'au bout cette très juste comparaison. Chez l'individu, le souci constant de sa santé est un symptôme de neurasthénie ou de maladies mentales encore plus graves. Parallèlement, dans la société, le souci de l'ordre est une maladie de l'esprit collectif. Si les arguments que j'ai développé plus hauts n'ont pas réussi à faire pénétrer cette conclusion dans l'âme du lecteur, il peut vérifier entièrement l'hypothèse en se reportant aux conditions sociales où il est né, de nos jours, le souci de l'ordre, et au genre de cerveau où a surgit sa définition.
Il est apparu dans une période troublée et anormale de la politique française, et alors que sévissait en plein la maladie romantisme. C'est une idée typiquement romantique.
Le créateur de cette philosophie, le malheureux du nom d'Auguste Comte, a souffert toute sa vie d'aliénation mentale. 


Le préjugé de l'ordre, 
Fernando Pessoa